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Kitosime descendit l’escalier, le dos droit, la tête haute, ondulant gracieusement. Après des années de discipline rigide, son corps savait ce qu’il avait à faire, même lorsqu’elle se sentait les jambes molles et que ses mains tremblaient le long de la main courante. La cour était momentanément vide, comme le porche derrière elle. Le silence était froid sur sa peau. A la dernière marche, elle trébucha mais se rattrapa à la main courante. Elle resta un moment à frissonner, les yeux fermés, prise dans un flot de terreur. Une faille en elle, et le Vieux Kobe la jetterait comme une marmite brisée ! Il ne tolérait nul défaut dans ses trésors. Elle reprit longuement son souffle et s’efforça de se débarrasser des tremblements qui la maintenaient prisonnière sur cette marche. Son statut privilégié était la sécurité de son fils. Hodarzu, ah, Mumu Kalamah, pourquoi faut-il qu’il soit comme son père ? Et moi… ah… moi… moi… moi ? Elle regarda par-dessus son épaule en direction du trône massif qui barrait l’entrée principale. Kobe se plaisait à la regarder. Il la faisait toujours s’agenouiller à son côté quand il était assis sur ce trône, le dos droit, le cou raide, la tête fièrement dressée. Un ornement vivant, un témoignage de sa richesse et de son pouvoir tandis qu’il délivrait ses longs jugements. Kitosime la fille favorite. Kitosime la belle. Kitosime l’élégante, parfaite expression du pouvoir de son sang.
Elle frissonna derechef et s’avança précautionneusement sur les dalles peintes de la cour. Heureuse de cette brève solitude, rare présent, elle se dirigea lentement vers le Puits de la Mère, au centre de l’espace clos. Je ne peux le supporter, songea-t-elle. Je me noie. Je suis vide ! Elle posa la main sur le puits et inclina la tête pour observer les nuages rouges lourds, gueulards dans le jaune vert du ciel matinal, restes des tempêtes jumelles de la nuit. Il ne lui restait plus beaucoup de temps. Kobe ne tarderait pas à sortir et compterait qu’elle l’attende.
Les dalles crissèrent sous ses sandales tandis qu’elle se déplaçait d’un pied sur l’autre à côté du grand puits. Bien que le jour fût déjà brûlant, la fraîcheur lui caressa le visage.
— Mumu Kalamah, chuchota-t-elle, entoure mon fils, cache-le. Donne-moi la force d’endurer, Grande Mère. (Le puits lui répondit et ce murmure liquide la rassura.) Aide-moi !
C’était un chuchotement en retour, doux et confiant. Elle sentit la fraîcheur la baigner, lissant sa faiblesse. Elle se détourna, puis s’arrêta avec une petite exclamation. Quelque chose lui avait égratigné le pied à travers le cuir mince de sa sandale. Elle s’agenouilla.
Deux petites pierres étaient nichées contre le mur, de petits cailloux d’un gris terne, avec en leur centre des trous semblables à des yeux. Elle les prit et les plaça sur sa paume teintée de henné. Elles se trouvaient sur sa peau peinte, froides et baignant dans leur propre pouvoir, ne prenant aucune chaleur à son corps. Elle ouvrit lentement la bourse en cuir accrochée à son cou et y introduisit les pierres. Emplie d’un terrifiant sentiment d’importance, elle sortit prestement de la cour, souhaitant courir mais incapable de le faire. Elle était Maisnie et les Maisnie ne couraient pas. Jamais.
Dans leurs appartements, les familles liées travaillaient dur. Elle traversa le vacarme joyeux tel un sombre fantôme, ignorée, incapable de participer. Dans le cercle des fileuses, les femmes bavardaient et riaient, taquinant une jeune mariée, assises en tailleur autour d’un panier de laine brute, la roulant sur les genoux, l’enroulant autour des fuseaux. Plusieurs femmes avaient leur bébé avec elles, dormant confortablement dans les sacs à dos en tissu serrés contre leur dos. De temps à autre, les femmes entonnaient une incantation de travail tandis que les fuseaux tournoyaient et dansaient.
Elles se turent à son passage. Elle sentit leurs regards la suivre. Elles savaient pourquoi elle était venue. Elles savaient tout, ces femmes. Elle leur enviait leur liberté. Elles pouvaient bouger et rire sans contrainte, pouvaient se livrer à des gestes maladroits sans perdre ce qui était pour elles plus que la vie. Elle se toucha les cheveux. Ils étaient la mesure de ce qui la séparait de ses sœurs. Tressés en nattes compliquées, ils demandaient à deux femmes une heure pour être façonnées en une véritable sculpture miniature.
Elle dépassa le forgeron et le ferblantier qui frappaient leur métal, qui répondait par de graves cris de protestation. Elle dépassa le potier qui actionnait son tour tandis que ses fils battaient l’air à partir de piles de glaise réfractaire. Elle dépassa les femmes qui tenaient entre leurs genoux des bols de pierre et pilaient de la racine d’agazu pour réaliser des mille-feuilles au miel. Elle en dépassa d’autres qui préparaient des teintures ou touillaient dans de grands chaudrons des étoffes détrempées, la sueur formant des fleuves sur leurs corps et leur visage. Elle leur envia leur sueur. Le bruit mourait devant elle et reprenait derrière. Elle avançait avec la grâce de la fille favorite de Kobe et avait envie de gémir, de hurler son tourment ; elle avait envie de rire et de travailler, et même de transpirer. Mais en fait elle se rendit dans la hutte odorante de Papa Goh pour avoir de la graine de fezza, qui engourdissait les sens et rendait sa vie possible.
Elle fit halte devant la cahute isolée peinte en noir et recouverte de symboles cryptiques écrits en argile blanche. Ses mains tremblaient encore. Elle se rappela sa formation et tapota légèrement la peau du petit tambour.
Il faisait plus chaud à l’intérieur qu’auprès des feux des teinturiers. Par un artifice de construction, la hutte captait le soleil et en emprisonnait la chaleur sous le chaume couvert de boue. La chaleur vibrait autour de la silhouette maigre et nue d’un homme minuscule. Ses yeux étaient fermés, réduits à l’état de fentes, et sa peau était ternie comme du vieil argent ; il était presque perdu dans l’ombre. Kitosime réprima un halètement en s’agenouillant lentement et inspira l’atmosphère fétide composée d’urine et de vieille sueur, de mort et de mille drogues différentes.
Elle attendit, les mains sur les cuisses, paumes vers le haut, les doigts incurvés en pétales, supplication muette qui était tout ce que lui permettait sa fierté.
Papa Goh bougea avec irritation.
— Les os doivent-ils parler ? Veux-tu savoir où erre ton mari au lieu de rester chez lui pour labourer ton champ ? (Il caqueta méchamment puis s’arrêta, comme Kitosime conservait son masque de poupée.) Tu me fais perdre mon temps, femme !
— Graine de fezza, dit-elle.
Sa voix était celle d’une poupée, musicale mais sans vie. Elle toucha la bourse accrochée à son cou et lutta contre sa colère. Il savait très bien ce qu’elle voulait mais se délectait de ses petits triomphes à son égard. Lentement, elle ouvrit la bourse et fouilla dedans. Elle hésita lorsque ses doigts touchèrent les œillettes, puis chercha plus profond le métal froid et lisse. Il la regarda avec avidité lorsqu’elle sortit une grande pièce de cuivre et la plaça sur le plancher devant lui.
— Pas assez. Pas assez.
Des postillons jaillirent de la bouche édentée. L’un atterrit sur le dos de la main de Kitosime. Elle eut envie de frotter sa main sur la terre, de se lever précipitamment et d’échapper à ces ténèbres fétides. Mais elle essuya légèrement la tache humide et prit une deuxième pièce, qu’elle plaça à côté de la première. Elle attendit, les mains posées sur ses cuisses.
Papa Goh renâcla et ramassa les pièces, puis prit un morceau de papier froissé, le tordit pour lui donner la forme d’un cône et versa dedans une poignée de graines brun foncé. Il lui présenta alors le papier.
Kitosime prit les graines en réprimant un frisson lorsqu’elle lui toucha les doigts, et accepta le cornet minable. Elle sourit néanmoins, exprima les salutations appropriées et sortit par la porte basse.
Elle resta à cligner les yeux dans le soleil matinal et inspira de longues goulées d’air pour chasser de son corps toutes ces souillures. Puis le gong retentit. Kobe sortait. Il s’attendait à la trouver en attente. Elle farfouilla dans le cornet de papier et se fourra trois graines dans la bouche. Elle remit à la hâte les autres dans sa bourse. Son cœur bondit dans sa poitrine et les veines de ses tempes palpitèrent. Elle appuya les mains sur ses yeux et mordit les graines, laissant le jus couler dans sa gorge parcheminée. Un claquement frénétique explosa dans ses oreilles. Elle frémit. Puis la véritable signification du bruit l’atteignit et elle regarda derrière elle.
L’uauawimbony s’agitait ; les cosses tintaient bruyamment. Kitosime serra le cornet sur son sein, referma la broche qui tenait sa robe et lissa le tissu sur ses flancs. Elle savait qui annonçait l’arbre-de-guet. Manoreh est revenu, songea-t-elle. Pourquoi ?
Le guetteur se pencha dans sa tour et répondit sans le savoir à sa question.
— Eh bien, Malaventure, gronda-t-il, est-ce officiel ou bien viens-tu enfin rendre visite à ta femme ?
Kitosime grimaça. Tout le monde connaissait les détails intimes de son mariage. Elle détesta brièvement Manoreh, qui la soumettait à cela ; elle longea lentement la route, laissant le bruit couler sur elle sans vraiment l’entendre. Seuls l’atteignirent les mots criés au portail.
— J’ai affaire auprès du Vieux Kobe, Guetteur. Laisse-moi entrer.
Elle entendit le cliquetis des barres du portail comme elle tournait à l’angle et se dirigeait en hésitant vers l’arcade donnant sur la cour. Quelque chose n’allait pas. Elle considéra froidement la situation. Une marche de lièvres. Pourquoi demander Kobe, sinon ? Elle ressentit un lointain pincement de peur qui, elle le savait, eût été de la terreur sans le fezza. Il y avait là un danger pour son fils. Pas en provenance des lièvres, non, mais des siens… Si elle se trouvait enfermée avec eux pendant des jours et des jours, enfermée avec Kobe et sa haine fanatique des sauvageons, enfermée jusqu’à ce que Hodarzu se trahisse, jusqu’à ce qu’elle craque et trahisse sa propre capacité étouffée mais toujours présente à SENTIR. La terreur crût, malgré le fezza. Elle s’arrêta près du puits. Kobe n’était pas encore sorti, la Bonne Mère soit louée ! Elle s’appuya lourdement contre la margelle.
— Mumu Kalamah, aide-moi ! chuchota-t-elle.
Elle fouilla dans sa bourse et en sortit deux nouvelles graines. Le jus émoussant sa peur, elle regarda, amusée et lointaine, Kobe sortir de la maison, suivi d’un flot de serviteurs, l’un portant le coussin pour s’agenouiller, un autre la crédence toujours à son côté, un troisième la chope de bière et la haute carafe de Minimi de Kobe, un quatrième le coussin spécial sur lequel il s’asseyait et un cinquième, plus humble, des chiffons pour épousseter le trône.
Kitosime abandonna le puits et se dirigea vers Kobe, tel un poisson rouge captif mais insouciant nageant dans l’eau fraîche, haine et peur demeurant derrière le verre. Elle gloussa derrière son masque de poupée, silencieusement et de dépit, foulant avec une grâce délibérément exagérée les dalles peintes et remontant l’escalier sous le regard appréciateur du vieillard. Elle s’agenouilla sur le coussin, redressa le dos, leva la tête et adressa son sourire de poupée aux Kisimash qui se déversaient dans la cour à la suite de Manoreh, peuple silencieux et inquiet attendant des nouvelles qu’il ne désirait pas entendre.
Il paraît bizarre, songea-t-elle. Fatigué. Mais plus que cela encore. Elle sentit un pincement de curiosité, mais le fezza anéantit sa volonté. Il est resté longtemps parti, à un moment où j’avais besoin de lui. Le fezza chassa sa colère, étouffant ses fumerolles, ne déclenchant qu’un flot de pensée qui passa derrière le visage de poupée…
Hodarzu sent, Manoreh, et Kobe le donnera aux hommes-de-Fa, et ils le feront rôtir et le mangeront, mon petit garçon. Comme il se débarrassera de toi, Manoreh, mon mari. Dès qu’il sera sûr de ne plus avoir besoin de toi pour s’emparer de tes terres, dans leur totalité, sans partage avec d’autres membres du conseil.
D’un seul coup, il doublera ses terres et son pouvoir, Manoreh. Et il te hait, Manoreh.
A travers même l’ankylose du fezza, sa haine me donne la nausée.
Il peut aussi prétendre à tes terres par Hodarzu, Manoreh ; aussi montre-toi prudent, mon mari, car tu marches sur un fil qui pourrait se rompre à tout instant, Manoreh.
Une fois que les hommes-de-Fa te tiendront, Manoreh, qu’adviendra-t-il de moi ?
Il hait les sauvageons, Manoreh, il se rend aux autodafés des hommes-de-Fa et mange la chair brûlée. Il aime la chair de sauvageon.
Vois comme il te considère, Manoreh ; il te prépare déjà pour un repas futur.
Bientôt, je pense, il te tiendra.
Et, lorsque tes terres seront entre ses mains minuscules et avides, Manoreh, il dévorera mon fils.
Les mots se dévidaient devant ses yeux, objets tangibles. Elle était assise la tête haute, le visage dénué de toute expression qui pût en gâcher la beauté pure. Possession du Vieux Kobe du clan Kisima, son père, qui la jetterait aux rapaces s’il soupçonnait ce qu’elle cachait grâce aux graines de fezza.
Manoreh se tenait immobile au pied de l’escalier, attendant que Kobe signale avoir remarqué sa présence. Il posa brièvement les yeux sur elle, mais resta coi et les reporta avec Kobe, comme si quelque chose de semblable au fezza eût également entaché ses réactions.
— Eclaireur de la Sauvagerie, dit laborieusement Kobe.
Manoreh inclina poliment la tête, puis porta calmement le regard sur Kobe.
— Kobe ya Kimbizi aya Fajir iya Fundi iyai Kisima, les lièvres sont en marche. (Il marqua une pause, attendant des questions qui ne vinrent pas.) Ils sont peut-être à trois ou quatre heures, meute si importante qu’elle a envahi toute la Sawasawa.
Ses épaules s’affaissèrent un bref instant avant qu’il les redresse, refusant obstinément de marquer la moindre faiblesse face à l’hostilité de Kobe. Kitosime était vaguement inquiète. Il est terriblement fatigué. Mumu Kalamah, protège-le… Elle souffla dans la brume de haine et de peur dirigée sur lui. Manoreh, Manoreh, pourquoi essaies-tu de supporter ceci ? Reprends les terres de ton père et emmène-nous loin d’ici. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ne le fais-tu pas ?
— Kiwanji.
Kobe fit une grimace ; ses yeux s’ouvrirent si grands que le cercle de banc apparut autour de l’indigo. Kitosime oscilla légèrement sur le coussin, se débattant pour conserver son masque. Mumu Kalamah, aide-moi, aide-moi. Je ne peux le supporter. Cette haine, cette haine !…
— Les écrans psi maintiendront le peuple en sécurité.
Le visage de Manoreh se figea. Au bout d’un instant, il reprit d’une voix rauque :
— Tu n’as pas vu ce qui se passe lorsque les lièvres sont en marche. Décide-toi, Vieil Homme.
— Les écrans psi. Une abomination. (Kobe tordit ses petites mains sur les accoudoirs du trône aux sculptures compliquées.) Non ! (Il foudroya du regard les crêtes montagneuses qui ondulaient à l’est au-dessus des murs de la cour.) Les montagnes nous protégeront. Le sanctuaire-de-Fa.
Kitosime eut un sursaut ; elle faillit crier. Se calmant, elle vit le visage de Manoreh se figer à nouveau. Il resta un long moment silencieux, puis dit calmement :
— S’il n’y avait là que de jeunes gens… (ses mains tracèrent un cercle rapide englobant tous les occupants de la cour)… habitués à chevaucher et à vivre à la rude, ce serait faisable. (Sa bouche se referma brutalement. Elle sentit chez lui son côté glacial. Il posa les yeux sur elle.) Si vous partez pour les montagnes, je reprendrai ma femme et mon fils, dit-il d’une voix crispée. J’ai perdu assez de parents face aux lièvres.
— Silence ! lâcha Kobe.
Kitosime oscilla à nouveau, luttant pour affronter une minuscule étincelle d’espoir. Partir d’ici, à dos de faras avec Manoreh, emmener Hodarzu en lieu sûr… Elle se balança d’avant en arrière en mesure, barrant la route à l’espoir comme à la peur ; mais, tout au fond d’elle-même, l’incantation se répéta doucement : Parle-moi, Manoreh, rien qu’une minute, prend une minute pour me parler, je suis ta femme, parle-moi… Elle fixa muettement les yeux sur lui, le suppliant d’utiliser son SENTIMENT pour entendre son besoin.
— Je n’ai pas le choix, dit amèrement Kobe. Nous conduirons les barges jusqu’à Kiwanji. (Ses petits yeux sombres scintillèrent.) Inutile d’emmener ma fille en pleine Sauvagerie.
Ses minuscules mains se crispèrent ; il serra les poings. Il ne me laissera pas partir, songea mornement Kitosime. Même si Manoreh se donnait la peine d’essayer, il s’arrangerait pour l’en empêcher. Et il n’essaiera pas…
Le regard de Manoreh se posa rapidement sur Kitosime puis la repoussa.
— Donne-moi un faras, Vieil Homme. Et laisse-moi partir. Les autres Tenanciers ne sont pas encore avertis de la marche des lièvres.
Kobe émit un grognement. Il veut refuser, songea Kitosime. Mais il n’ose pas. Le Vieil Homme se leva.
— Bien, fit-il, va à l’enclos et choisis celui que tu voudras.
Il rentra lourdement dans la maison, suivi par les domestiques silencieux.
— Manoreh ! lança Kitosime à son mari. Mais il se frayait déjà un passage à travers la foule hostile qui murmurait et emplissait la cour, et il ne l’entendit point.
Gracieusement agenouillée sur son coussin, bien droite, elle avait peur de l’appeler une seconde fois et le regarda disparaître dans l’arcade. Tandis que la foule silencieuse commençait à sortir lentement derrière lui, elle se leva et entra doucement dans la maison.
Que je voudrais savoir que faire, où aller !…